John au paradis

John ouvre les yeux, il est à peine cinq heures trente-cinq, mais c’est le jour J : aujourd’hui, il peut reprendre le travail, il a hâte. Il attrape son téléphone Samsung et regarde rapidement les actualités Facebook, Twitter et Instagram.

– Encore plein de conneries, siffle-t-il avant de se lever et d’enfiler son caleçon.

        Les deux mois qu’il a passés chez lui ont permis à Joe, c’est le petit nom que ses amis lui donnent, de se rendre compte que le monde est rempli de personnes stupides et ignorantes. Ce n’est pas qu’il ne le savait pas, mais il est davantage conscient de cela depuis que le gouvernement l’a obligé à rester à la maison pendant toute cette période. C’est fou le nombre d’informations qu’il a vues circuler sur les réseaux sociaux et qui l’ont fait bondir de son fauteuil. Le champion toute catégorie est ce type qui avait écrit que jamais il ne se ferait vacciner contre le virus, alors que l’article publié parlait de la sortie imminente du médicament qui allait tous nous guérir de cette infâme bête ignoble qui lui avait ôté le pain de la bouche en le privant, pour la première fois de sa vie, de son travail plus de deux mois.

        Vanessa, son épouse dort encore. Couchée sur le dos, affublé de son bonnet de nuit, style Top-chef, mais de couleur dorée, elle se retourne sur le côté et se met à ronfler doucement.

        Il la regarde avec un léger sourire, passe la main sur son épaule et pense avec bonheur qu’il ne va pas être obligé de la supporter toute la journée. Il la verra seulement ce soir, en rentrant du boulot. Il pourra s’affaler dans son fauteuil en lui disant qu’il est fatigué et qu’il a envie d’un peu de silence et de se reposer, chose qui lui était interdite depuis le confinement !

        Dans son slip blanc Homer Simpson, il se dirige vers la cuisine pour préparer son café. Devant le « chorreador », souvenir d’un voyage au Costa Rica, il regarde le bout de bois sculpté, décoré de Toucans et de fleurs paradisiaques, qui sert de support à la chaussette remplie de café et attend patiemment que son mug Superman soit plein du précieux liquide d’Éthiopie. 

        Les carrelages jaune clair de la pièce lui renvoient l’ombre de son image. Il aime se contempler dans ce miroir artificiel qui diminue drastiquement les ridules qu’il a autour des yeux. Il a quarante-trois ans, et cela fait plus de vingt-trois ans qu’il exerce son métier. Il ne pensait pas qu’un jour de sa vie, cela pourrait lui manquer à ce point-là.  

–Encore une chose que m’a fait découvrir ce virus de merde, dit-il doucement afin de ne pas réveiller sa fille de huit ans qui a sa chambre à côté de la cuisine.

        Joe doit au moins jurer quelquefois avant de boire la première gorgée de son café. C’est son antidote de bonne humeur. Difficile, voire impossible, d’être heureux sans sa dose de caféine.

        Il se dirige vers la porte-fenêtre qui s’ouvre difficilement. La peinture est écaillée et le bois, qui date des années soixante-dix, s’est déformé avec le temps. Il est obligé de déposer sa tasse sur l’évier et d’employer ses deux mains pour l’ouvrir. C’est bête, il aurait eu mille fois l’occasion de l’arranger pendant le confinement, mais il n’en a jamais trouvé le courage, pense-t-il en appliquant son pied sur le bas de la porte. Il prononce la phrase magique : « Sésame, ouvre-toi », tout en tirant sur la poignée. En vérité, il n’a pas réparé cette porte, car si c’était fait, il ne pourrait plus exécuter son rituel et sans ses petites manies, la vie serait bien moins belle.

        La fraîcheur du matin lui saute à la figure comme Nina qui dès qu’elle est réveillée s’agrippe à lui comme un singe et lui fait plein de câlins. Ce sera sans doute la seule chose qui lui manquera de cette période d’isolement forcée, car à huit heures, il sera déjà dans les bouchons du centre-ville.

        Le jour commence à naître et il aime ce moment où tranquillement il peut siroter son café en regardant les gens passer dans la rue. Cela fait plus de deux mois qu’il est bloqué à la maison et il est pressé d’aller travailler. De revoir tous ces idiots qui vont, toute la journée, lui casser les pieds, qu’il va devoir écouter patiemment et auxquels il devra même sourire. Et pourtant, il est heureux.

        Cela fait trop longtemps qu’il doit se farcir toutes les sornettes de Vanessa et il est temps qu’il puisse, à nouveau, s’habiller, enfiler son beau costume des "men in black" avec sa cravate de la couleur identique, de sortir dans la rue, de retrouver sa caisse, une vieille Renault vert caca d’oie des années quatre-vingt-dix, qui est resté dans le garage depuis le début des mesures.

Il a hâte de se remplir les poumons de petites particules fines dans le trafic automobile, d’entendre les gens klaxonner, aboyer, lui crier d’avancer, et même de l’injurier de temps à autre parce qu’il ne va pas assez vite à leur goût.

        Il secoue la tête. Non, il ne rêve pas, c’est bien aujourd’hui qu’il va reprendre le turbin, il est euphorique. 

        Huit heures trente-cinq : sa première cliente. Une petite dame voûtée qui postillonne en parlant. Non seulement elle a la langue bien pendue, mais sa bouche recrache un nombre incroyable de gouttelettes. Joe n’aimerait pas se retrouver en face d’elle sans son masque et le plexiglas qui les sépare.

– Je suis bien contente, annonce-t-elle.

        Cela fait vingt minutes qu’elle lui raconte sa vie qui tourne autour de son canari, sa fille Jocelyne et son Albert qui est mort du virus. Au début, il était patient et écoutait gentiment ce qu’elle disait. Il participait, et posait des questions, mais la dame était tellement enfermée dans son monde qu’elle ne répondait pas à ses interrogations. Elle était en mode trente-trois tours griffés et revenait en boucle sur les trois sujets de sa vie. Pas moyen de l’en détourner. Joe acquiesçait sans broncher et l’interrompait par quelques interjections : « ah », « oh ». Cela faisait trois fois qu’elle lui disait qu’elle allait enfin revoir sa fille Jocelyne.

– Vous savez, ma fille, elle est infirmière, fit remarquer la vieille.

– Cela fait trois fois que vous me le dites, répondit Joe qui ne pouvait plus se retenir.

– Et vous savez que je n’ai plus vu ma fille depuis deux mois ?

– Vous me l’avez dit aussi, chère madame.

        Lorsque Joe ajoutait « chère madame » ou « cher monsieur », cela signifiait qu’il était à bout de patience. Il ne fallait pas que cela s’éternise trop longtemps, car il commençait à en avoir ras la casquette. Cela faisait à peine une heure qu’il avait recommencé le boulot et son moment de joie avait été de courte durée, il regrettait déjà le confinement et les bavardages incessants, mais beaucoup plus intéressants de son épouse Vanessa. La vie avait repris son cours et il soupira de soulagement lorsque la dame lui indiqua qu’elle allait le quitter.

– Vous avez une carte de visite, lui demanda la petite dame. Car vous êtes bien sympathique, jeune homme, vos collègues ne sont en général pas aussi patients que vous et certains m’ont même déjà dit de fermer ma grande bouche. Ce n’est pas le terme qu’ils ont employé, mais il m’est impossible de prononcer ce genre de mot à mon âge, ajouta la vieille en se cramponnant à sa canne.

        Cela faisait bien longtemps que plus personne ne l’avait traité de jeune et il hésita à lui donner sa carte de visite. Voulait-il vraiment la revoir ?

Elle prit la paire de lunettes qui était dans ses cheveux et de ses mains tremblantes la plaça devant ses yeux.

– John, c’est cela, demanda la dame après avoir lu son prénom sur la carte.

– Oui, mais tout le monde m’appelle Joe.

En général, tous les clients souriaient à ce moment-là, mais la femme n’eut pas l’air de comprendre.

        Joe empocha le montant de la course, alluma la radio qui diffusait un air de rumba et démarra son taxi pour se rendre vers une autre aventure.

Question : Pourquoi ses clients sourient en général lorsqu’il donne son surnom ?

Réponse ici (plusieurs indices dans le texte : Joe, Paradis, Taxi, Vanessa, Rumba).

Nouvelle suivante : Le petit tailleur

Auteur : Diego Rica

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